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CHAPITRE DEUX

"Je...

Ahem, excusez-moi..

C'est la première fois que je reviens en détail...

...devant tant de personnes...

- C'est possible d'en griller une ? Je me sentirais mieux...

- Malheureusement, c'est interdit dans les locaux

de l'association.

- Bon, messieurs-dames, il est temps de faire oublier la cigarette à Franck ! Avez-vous des questions ?

- Je voulais vous demander...

Mon fils a été incarcéré la semaine dernière pour une énorme bêtise. Il a pris un an ferme. 

Dites-moi...comment la prison joue sur le moral ?

Au bout de combien de temps se pose-t-on des questions absurdes ? Est-ce à cause d’un ennui ferme, d’une perte d’intérêt à tout ce qui en présenterait un ? Ou est-ce à cause d’une vie qui n’évolue plus, où l’on ne fait plus rien ? Franck se posait, constatait-il, de plus en plus de questions absurdes. Assis dans le parloir, attendant sa femme Amélia avec qui il s’était marié à vingt ans, il était assis au bout d’une table. Et quelque chose le chiffonnait : face à lui, une tâche qui aurait eu besoin d’un bon coup de chiffon. Mais cette tâche était de l’autre côté de la table, et il n’avait rien pour essuyer. Et il se demandait donc s’il était absurde de tout faire pour réussir à avoir un mouchoir simplement pour effacer cette tâche ? 

Trois ans après l'incarcération de Franck. Parloir du centre de détention.

Pour toute personne détenue en prison, il est possible de lui rendre visite.

Il existe deux types de détenus : le prévenu (détenu qui n’est pas encore jugé) et le condamné (détenu qui a été jugé).

 

Pour rendre visite à un détenu, tout visiteur doit posséder un permis de visite, qui dépend des situations. Temporaire ou définitif, ce permis est nominatif et personnel. 

 

Des démarches administratives sont à faire en fonction du statut du détenu (prévenu ou condamné), comme justifier son identité et la raison de la visite. 

 

Tout détenu en France a le droit à une visite par semaine, minimum.

Il soupira, puis abandonna l’idée qui visiblement nécessitait trop d’efforts pour une petite tâche. Il rebascula en arrière, et se reposa confortablement sur la chaise en fer. L’absurdité, c’était l’un des mots qu’il commençait à prendre en affection. Il s’étonnait d’ailleurs à quel point il commençait à développer un attachement aux mots. Éolienne, absurde, entretien d’embauche, … Il sourit en repensant au dernier mot de sa liste. 

Pour passer le temps, en attendant Amélia qui devait arriver d’une minute à l’autre, il continuait à laisser son esprit vagabonder, espérant oublier cette tâche lui faisant face. Le film qui passait hier à la télévision sur une chaine de la TNT ne cessait de lui revenir en tête : Un jour sans fin, avec l’acteur dont il appréciait le visage mais oubliait le nom. « Un Bill quelque chose… » Ce film était un reflet de sa situation et servait de parfaite illustration à son nouveau mot favori : absurde. L’histoire racontait celle d’un présentateur égocentrique devant aller dans une ville où une fête annuelle se déroulait. Le présentateur n’était pas heureux d’y aller et se réconfortait en se disant que ce n’était qu’une mauvaise journée à passer. Ironie du sort, il devait subir un véritable cauchemar : vivre sans fin la même journée. Pour échapper à cette boucle infernale, le présentateur faisait tout pour gâcher le cycle répétitif allant même jusqu’à se donner volontairement la mort. Si la fin n’avait pas particulièrement plu à Franck, il ne cessait d’y penser depuis. « Je suis en train de vivre la même journée, tous les jours. Et j’ai aucun moyen de m’en sortir…Et j’en ai encore pour une vingtaine d’années… » 

Quelle est la vie financière en prison ? 

 

L’Administration Pénitentiaire met à disposition gratuitement deux plats et une collation par jour. À l’arrivée d’un détenu, un kit d’hygiène est distribué et l’entretien de la cellule doit être fourni par la prison.

 

Tout le reste est à la charge des détenus : selon un rapport sénatorial, la vie carcérale reviendrait à 200€ par mois. Compléments alimentaires, location de la télévision, téléphone, … Tout passe par un compte bancaire interne appartenant au détenu, la circulation d’argent étant interdit dans les établissements pénitentiaires.

 

Les détenus considérés comme en « pauvreté carcérale » sont ceux dont les revenus sont de moins de 50€ par mois.  

Au fil de sa réflexion, il commença à se rappeler les multiples tentatives du personnage pour sortir de cette journée sans fin. Mais au moment de se souvenir de la terrible tentative de suicide, Franck fut happé par un bruit. 

 

En face, sa femme venait de s'assoir et elle commençait à nettoyer la tâche avec un de ses mouchoirs. En lui-même, il ne sut exprimer réellement la satisfaction extrême qu’elle lui apportait par ce geste, préférant alors commencer les retrouvailles par un reproche. « C’est maintenant que tu arrives ? » Amélia arrêta subitement son geste, visiblement prise au dépourvu par la réaction de son conjoint. Silencieusement, elle arrêta le nettoyage, laissant mourir tout espoir de voir la tâche disparaitre entièrement. 

 

« C’est comme ça que tu veux commencer ? questionna t-elle froidement, en le regardant dans les yeux. Piqué de fierté, Franck se pencha pour mieux se rapprocher d’elle. Seule la table les séparait. 

« Je trouve simplement bizarre que tes venues soient de moins en moins fréquentes et de plus en plus en retard. » 

« J’ai été dans les embouteillages » répondit-elle, sans se défaire. Franck émit un semblant de rictus.

« Un embouteillage ? Dans ce coin perdu ?

- Tu sais très bien que je ne suis pas du coin. C’était en partant de chez moi. 

- En partant de chez toi ? Ça y est, dorénavant, il n’y a plus de chez nous ! 

- Franck…Tu sais très bien comme c’est compliqué pour moi. Je viens presque toutes les semaines, et…

- Et ce n’est pas compliqué pour moi ? Entre nous, c’est tout de même moi qui me retrouve coincé dans ce centre de détention. Pour trente ans. 

- Ce n’est pas moi qui suis responsable de ça. C’est toi seul. Tu n’es pas sympa, je ne comprends pas pourquoi tu réagis comme ça. Je suis toujours là, même tes parents…

- Laisse mes parents où ils sont. Depuis que je suis là, ils ne sont pas venus me voir une seule fois. Aucun de mes soi-disants amis ne sont venus également. 

- Mais je suis là, moi.

Franck laissait paraitre en surface un calme qu’il voulait sous-entendu d’une colère justifiée. Mais en lui, seule la nausée était perceptible. Il commençait légèrement à trembler. Devant le silence qui commençait à s’éterniser, Amélia se décida de continuer la conversation, comme si de rien n’était. Il lui fallait annoncer la nouvelle qu’elle souhaitait lui dire depuis le début.

 

- Écoute, je…Je ne peux pas continuer comme ça. Je…Tu comprends ce que je veux dire, trente ans, c’est terriblement long. Comment tu veux que je vienne toutes les semaines pendant trente ans ? Je ne peux pas vouloir ça, même en me mentant. Je voudrais venir moins souvent. J’ai mon travail, et c’est loin. Je peux toujours être là, mais moins souvent. 

​

La nouvelle lui fit l'effet d'une bombe. La chaise pouvait être en fer, elle lui paraissait soudainement en coton, impossible de le retenir. Il tombait des nues, et la nausée se transformait en retournement entier de l’estomac. D’un coup, la seule chose qui lui comptait, c’était cette tâche qui était presque intégralement nettoyée. Amélia, elle, était en face attendant la moindre réaction. Elle serrait si fort les mouchoirs dans sa main, aux bords des larmes. 

​

Ce jour-là, pour tout le restant de la journée jusqu’au coucher du soleil où il s’endormirait dans sa cellule, il le regretterait, mais il ne su dire que deux mots : « Vas t-en. » 

Le détenu a le droit de maintenir des liens avec ses proches. 

 

Il existe trois lieux de rencontres dans l’établissement pénitentiaire entre un détenu et des proches. 

 

Le parloir, une salle sous la surveillance directe du personnel pénitentiaire. Les rencontres durent entre 30 minutes et 1 heure, maximum.

 

Le salon familial permet à un détenu de passer une demie-journée de six heures avec des proches, sans la présence du personnel pénitentiaire. Ce sont des pièces d’une dizaine de mètres carrés. Tous les établissements pénitentiaires n’en sont pas équipés. 

 

Une Unité de Vie Familiale (UVF) est un appartement meublé (F2) où le détenu peut passer un temps avec ses proches, jusqu’à 72 heures. Le personnel pénitentiaire n’est pas présent durant cette période. L’UVF est présent dans l’enceinte de l’établissement mais en dehors du lieu de détention. Seulement 26 bâtiments en 2015 en sont équipés. 

16ème année d’incarcération. Hiver.

​

Plus le temps passait, plus les douleurs se faisaient cicatrices. Franck s’était lentement impliqué dans la vie de la prison. Il ne voulait toutefois pas de travail au sein de celle-ci, malgré le souhait de l’Administration Pénitentiaire. Il se rendait compte, au fil des ans, qu’il évoluait : dans les premières années, il n’avait qu’une seule envie. Sortir de détention, arriver en fin de peine. Ce qui l’effrayait au départ, c’était de devoir s’intégrer à un autre système social, ce microcosme carcéral. D’autres logiques, d’autres interactions, et surtout d’autres personnes. Et c’est ce qui l’étonnait. Plus le temps passait, plus il s’intégrait doucement à la micro-société. Dorénavant, il n’avait plus de famille, de proches ou de métier qui l’attendaient dehors. À quoi cela servait-il de garder le moral ? 

 

S’il se sentait de plus en plus à l’aise dans ce milieu, il commençait à dissimuler au fond de lui une grande peur : celle de la sortie. Celle du retour à l’air libre. Il commençait doucement à se demander de quel côté était la prison pour lui. L’absurdité n’était plus son mot favori. Il n’en avait plus. 

Un jour, dans la cour, profitant de la promenade du jour, il se surprit toutefois à basculer la tête en arrière et à inspirer l’air hivernal de la campagne. Ses poumons gonflés, il étirait tout son corps. 

 

« Ça fait du bien hein ? » Franck se retourna, un autre détenu souriait en le regardant, les yeux plissés dû au soleil. Franck hocha la tête pour confirmer, en silence. Le détenu continua.

« Je pense que c’est peut-être ça le plus important : inspirer. T’as les associations, le personnel, la télé, et tout le reste. Mais le plus important, c’est ça. L’air.

- Je vois que le moral ne te fait pas défaut, Mourad. 

- Non, mais crois-moi qu’il a été aux abonnés absents plus d’une fois. 

- Je crois que de mon côté, l’abonnement est résilié depuis longue date…

 

Mourard sourit. 

« Tu sais, je suis sorti de mon rendez-vous chez madame Hamain. Ça m’a bizarrement fait du bien cette fois-ci.

- Madame Hamain ? La psy du SPIP ? J’ai rendez-vous avec elle tout à l’heure…

- Je pense qu’on ne se rend peut-être pas compte que ça peut aider de parler. En tout cas, sache qu’on stresse tous ici. À différents niveaux. 

- Tu es devenu psy toi-même ? sourit Franck. 

- Non, mais tu pourrais avoir envie de le devenir, quand tu prends le temps de parler sérieusement avec elle. 

Le SPIP est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP). Son objectif est de prévenir la récidive. Ses actions sont nombreuses, telle la lutte contre la désocialisation.

 

Selon les chiffres du Ministère de la Justice en 2018, il existe 4 112 personnelles des SPIP. Sur le territoire français, il existe 103 antennes ou résidences administrative de SPIP.

Dans le bureau, la psychologue était à peine visible tant les documents étaient empilés entre elle et Franck. Il venait de s’installer, et attendait que la psychologue carcérale finisse son activité sur l’ordinateur. Très rapidement, elle se tourna vers lui et remarqua les tas empilés entre eux.

« Oh, je crois qu’il est plus que temps de bouger un peu ça ! Elle décala les dossiers et documents sur le côté, rendant clair la vue entre eux deux. Alors, M.Parson, comment allez-vous ? 

- Eh bien, Madame Hamain, comme d’habitude. 

 

Franck avait pris l’habitude de ne pas développer davantage ses ressentis au cours de ses nombreux entretiens. Il n’en voyait pas l’intérêt. Mais cette fois-ci, il se souvint de ce que Mourad lui avait dit quelques heures plus tôt. Il se racla la gorge et regarda la psychologue. 

 

« En fait, j’ai peur. » Il s’étonna lui-même de la simplicité de la phrase qu’il venait de prononcer. 

- Peur de quoi ? 

Il remarqua qu’elle n’avait pas changé de comportement, qu’elle tenait son stylo prête à prendre des notes. Comme si parler sincèrement était la chose la plus naturelle qu’il avait à faire ce jour là. 

Franck décida de se redresser un peu, sur le siège en bois. 

 

- En réalité, je ne sais pas où j’en suis. Je suis dorénavant seul, personne m’attend dehors et je n’ai pas d’avenir intéressant. Je ne travaille pas, je n’en ai pas envie, et les ateliers ou rencontres avec des bénévoles ne m’intéressent pas tant que ça. 

- Vous savez que vous n’êtes pas le seul dans cette situation ?

- Oui, apparemment. Mais tout de même, j’ai peur de ma fin de peine. Je ne suis plus sûr de comment agir dehors. Je crois que je deviens dépendant du monde dans lequel je me suis enfermé…

- Ce que vous racontez, c’est la crainte d’un choc carcéral. Vous retrouver du jour au lendemain dehors vous fait peur, car vous n’avez plus vos repères. On peut en discuter davantage si vous le souhaitez. 

​

Soudainement, il se dit que discuter serait son nouveau mot favori. 

Deux an et demi après sa période carcérale - Dans un café

 

Le café était enfin ce qu’il méritait d’être. C’était la réflexion que Franck aimait à se dire chaque fois qu’il prenait un café, depuis sa sortie de prison. Assis au fond du café, il attendait son train pour un rendez-vous professionnel. Il devait aujourd’hui rencontrer son banquier afin d'évoquer un crédit pour la création d’une librairie indépendante. Cette perspective de rencontre lui rappelait cette fois les entraînements d’entretiens d’embauches en prison…Voulant chasser ces souvenirs, il prit soin de rajouter un sucre au café. « Ce café mérite un sucre de plus que celui en prison… » 

Il soupira. Tout ce qu’il faisait depuis un an lui rappelait sans cesse la prison. Comprenant la difficulté de repousser trente ans de souvenirs, il préférait assumer et sélectionnait ce qu’il voulait. Parmi ça, il gardait en mémoire les souvenirs d’échanges avec le SPIP, avec les associations et les détenus. Il gardait les moments où le moral allait. 

Le choc carcéral apparait aussi bien lors d’un début d’incarcération qu’à la fin d’une peine de prison. 

 

En France, il existe des services de consultations extra-carcérales pour les anciens détenus. L’une de ces rares cellules existe à l’hôpital Saint-Anne. Mise en lumière par France Inter, ce cabinet a reçu 269 personnes sur un semestre en 2018, dont 94% étaient des hommes.

Le moral, enjeu d'une réinsertionInterview de Ellie Rocca, psychologue-clinicienne.
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